6

 

Londres avait connu un sort moins enviable que Manhattan. Ses rues étaient toujours aussi étroites et sombres de suie, balkanisées par une multitude d’accents, de couleurs de peau et de classes sociales différents. L’autotaxi noir et trapu passa rapidement des immeubles en brique élégants et des anciennes écuries adroitement reconverties en logements pittoresques à une zone de taudis croulants et surpeuplés. Le temps était naturellement exécrable. Des nuages sombres et ventrus excrétaient un crachin qui venait s’ajouter au fog s’élevant de la Tamise pour engendrer du romantisme et des maladies respiratoires. Sondra Sylvester aimait malgré tout cette ville – moins que Paris ou Florence, qui n’avaient pour leur part connu presque aucun changement, mais plus qu’elle n’appréciait New York qui avait cessé d’avoir un statut de véritable cité. Elle vivait au sein du luxe artificiel de Port Hespérus dix mois par an et, lorsqu’elle effectuait son séjour annuel sur la Terre, elle recherchait avant tout l’essence de cette planète, la poussière et l’encaustique, le bruit et la musique, l’aigre et le doux.

Le véhicule stoppa dans New Bond Street. Elle glissa son Idcarte dans le compteur, puis ouvrit la portière et posa le pied sur la chaussée humide. En attendant que la machine eût enregistré la transaction, elle redressa la couture de sa jupe en soie naturelle et ferma son manteau de chinchilla afin de se protéger de l’humidité glaciale du fog. La carte ressortit de la fente alors que la voix de synthèse de l’autotaxi lui disait :

— Merci beaucoup, madame.

Elle traversa le fleuve de personnes faméliques qui suivaient le trottoir et entra dans l’immeuble d’un pas rapide, en adressant au passage un signe de tête au jeune homme joufflu en faction près de la porte. Il la reconnut et lui sourit. Elle pénétra dans la salle bondée où se déroulaient les ventes aux enchères de livres et de manuscrits. Elle s’y rendait souvent. La veille encore, elle était venue examiner les objets qui seraient proposés aujourd’hui au public. Il s’agissait de divers éléments de deux collections privées ; l’une provenant de la succession de Lord Lancelot Quayle, récemment décédé, et l’autre d’origine anonyme. Tout cela avait été fragmenté en des centaines de lots – la plupart sans aucun intérêt pour elle.

Bien que l’heure fût matinale, la foule était déjà importante. Elle jeta son dévolu sur un siège pliant placé au centre de la salle et s’y assit. Elle avait l’impression de se trouver dans une église et d’attendre le début de la messe. Une aile latérale évoquant un transept s’ouvrait sur sa droite, et du point où elle se trouvait il lui était pratiquement impossible de voir à l’intérieur. Il s’agissait du lieu de prédilection des acquéreurs qui souhaitaient conserver l’anonymat. Les représentants des plus anciennes librairies de Londres, Magg’s, Blackwell’s, Quaritch et autres, occupaient déjà leurs places attitrées autour d’une table installée devant l’estrade. Les premières rangées de chaises pliantes avaient été accaparées par des vedettes de la viddie aux tenues extravagantes et à la conduite manquant pour le moins de dignité. Leurs toilettes et leurs piaillements auraient mieux convenu dans une volière ! Le personnel les prierait certainement de sortir, si elles continuaient de faire un tel tapage…

Deux articles avaient attiré ces artistes et les badauds qui venaient grossir la foule étonnamment importante. Le premier entrait dans la catégorie des simples curiosités. Lord Quayle avait été obsédé par la Rome antique et sa bibliothèque s’était enrichie d’un grand nombre d’objets variés, dont un témoignage censé être oculaire… un texte en grec exécrable, griffonné à l’encre de calmar sur un parchemin fragmenté par un certain Flavius Peticius, centurion romain sans éducation et de toute évidence d’une crédulité sans bornes (ou encore par un scribe ne méritant pas son titre)… de la crucifixion d’un certain Joshua de Nazareth et de deux autres malfaiteurs hors des murs de Jérusalem, au début du premier siècle après J.-C.

C’était cela qui avait attiré les curieux. Pour ne pas mentionner une publicité opportune… qui expliquait la présence des gens du show business…, car la BBC avait récemment produit un téléfilm à grand spectacle de Désirée Gilfoley intitulé « Pendant que brûle Rome », avec dans le rôle principal l’ex-mannequin lady Adastra Malypense dont les débuts à l’écran avaient été fort remarqués. Elle avait en effet tourné toutes ses scènes dans le plus simple appareil, hormis lors d’une brève séquence pendant laquelle elle portait une robe égyptienne plissée totalement transparente. Lady Malypense faisait peut-être partie du groupe de gêneurs occupant la première rangée. Sylvester n’aurait pu la reconnaître, qu’elle fût vêtue ou nue comme un ver.

Elle n’accordait pas plus d’importance à ce parchemin qu’à un authentique fragment de la Croix – autant pour sa valeur intrinsèque. Comme la plupart des collectionneurs dignes de ce nom, elle ne s’intéressait qu’au lot numéro 61. Il se composait d’un seul livre, et si ce dernier n’avait pas servi de base au scénario d’un film anglais classique datant du siècle précédent, les médias auraient probablement passé sa vente sous silence. Sylvester regrettait d’ailleurs que cela n’eût pas été le cas.

La veille, elle avait longuement étudié l’ouvrage exposé dans la vitrine se trouvant derrière le podium et placé sous la protection d’employés à la carrure impressionnante, alors que tous les autres membres du personnel le surveillaient avec plus de discrétion. Le volume était ouvert sur la page de garde où un bout de papier portait les mots « À Jonathan » tracés d’une écriture verticale irrégulière.

Par cette dédicace, l’auteur, qui pouvait s’enorgueillir d’être le dernier des véritables grands aventuriers insensés qu’avait connus l’Angleterre et le premier des grands philosophes déments de la guerre moderne, avait confié ce récit à un ami intime. Qui aurait pu reconstituer le parcours que cet ouvrage avait suivi depuis ? Pas le personnel de chez Sotheby’s, en tout cas.

Les livres… heureusement ou malheureusement, en fonction du point de vue… n’avaient jamais été aussi estimés que, par exemple, les tableaux de maîtres. Même les ouvrages les plus rares étaient assimilés à de simples exemplaires d’une série de reproductions et non à des originaux. Inversement, et bien qu’uniques, les plus belles toiles pouvaient être aisément reproduites à des centaines de milliards de copies et vulgarisées sur tous les mondes habités par l’entremise des livres d’art, des revues et des images électroniques, acquérant ainsi de la célébrité – alors que nul écrit, qu’il fût rare ou non, ne pouvait être reproduit et apprécié aussi aisément. Les livres n’étaient pas des objets uniques, un fait qui réduisait leur valeur marchande, mais ils n’étaient pas non plus aisément reproductibles, ce qui limitait leur notoriété et diminuait leur intérêt en tant que placements financiers.

Qu’un ouvrage à la fois célèbre et rare figurât sur le catalogue d’une vente aux enchères se produisait peu souvent. Le lot 61 l’était. Il s’agissait de la première édition des Sept Piliers de la sagesse, éditée à compte d’auteur. Ce tirage extrêmement limité était en outre différent des suivants, non seulement par l’impression et la reliure mais également par près d’un tiers du texte lui-même. Avant cette vente, tous croyaient qu’il n’en existait plus qu’un seul exemplaire, tous les autres ayant été perdus ou détruits. Son pendant se trouvait à la Bibliothèque du Congrès, à Washington. Même la Bible de Gutenberg n’était pas à la fois si connue et si rare ; il s’agissait de l’unique exemplaire original non détenu par un musée d’un chef-d’œuvre unanimement reconnu de la littérature du XXe siècle.

Dans le cas de Sylvester, l’espoir d’acquérir cet ouvrage n’était pas irraisonnable, même si tous les collectionneurs et libraires importants de cette planète et des autres mondes seraient présents ou se feraient représenter. Quaritch était mandaté par l’Université du Texas, qui devait frénétiquement souhaiter ajouter cette pièce manquante et précieuse à sa collection des œuvres de l’auteur. Les gens de chez Sotheby’s avaient reçu des ordres d’autres acquéreurs en puissance et, près de l’estrade, certains d’entre eux inclinaient déjà la tête pour écouter les instructions de dernière minute qui leur parvenaient par l’entremise de leurs auricoms. Mais tous les enchérisseurs s’étaient fixé une limite, et celle de Sylvester était très élevée.

À onze heures, le commissaire-priseur s’avança sur le podium.

— Bonjour, mesdames et messieurs. Soyez les bienvenus chez Sotheby’s and Company.

Il s’agissait d’un homme de grande taille qui prenait visiblement soin de substituer des manières et un accent adoptés à Oxford à ceux précédemment acquis dans l’East End. Il débuta la vente sans préambule. Si des traductions anglaises du XVIe siècle des Commentaires de César et des Vies parallèles de Plutarque firent l’objet de quelques surenchères, la majeure partie du contenu de la bibliothèque de Lord Quayle fut vendue très rapidement.

Puis vint le tour du parchemin de la crucifixion et les journalistes se ruèrent vers l’estrade avec leurs caméras photogrammes. Les célébrités de la viddie assises au premier rang gazouillèrent et se dressèrent sur leurs ergots. Quelqu’un s’adressa à la femme blonde qui fit la première enchère en l’appelant « Adastra chérie », et ce murmure de théâtre porta jusqu’au fond de la salle. Après quelques surenchères, seules Lady Malypense et deux autres personnes restèrent en lice. L’une de ces dernières était représentée par un employé de chez Sotheby’s que Sylvester suspectait d’agir pour le compte de l’Université d’Harvard, qui devait espérer acquérir un récit de la crucifixion afin de se retrouver sur un pied d’égalité avec Yale qui pouvait s’enorgueillir d’en posséder déjà un. Le troisième enchérisseur se trouvait derrière elle. Il s’agissait d’un homme qui s’exprimait avec les intonations propres aux prédicateurs de l’Alabama. L’affrontement se changea en combat singulier lorsque Harvard déclara forfait. Le pasteur du Sud semblait quant à lui fermement résolu à aller jusqu’au bout.

Finalement, Lady Malypense garda la bouche close après un dernier : « J’ai entendu… » Comme si le coup de marteau d’adjudication était un signal, l’actrice et sa claque se levèrent et se dirigèrent vers la porte, en foudroyant le prédicateur du regard.

La collection anonyme « Propriété d’un gentleman » était à présent proposée en divers lots. Il s’agissait principalement d’objets se rapportant à l’histoire militaire, un domaine auquel Sylvester n’accordait aucun intérêt particulier. Elle se passionnait pour la littérature du début du XXe siècle, et plus particulièrement pour la littérature anglaise – très exactement britannique.

Finalement, le lot 60, la première édition d’un récit des hauts faits de Patrick Leigh Fermor au sein des réseaux de la résistance crétoise pendant la Seconde Guerre mondiale, fut mis aux enchères. Sylvester eût aimé posséder ce livre, et elle surenchérit. La Crète et ce conflit presque oublié la laissaient indifférente, mais elle trouvait les descriptions de cet auteur absolument merveilleuses. Cependant, le prix de cet ouvrage dépassa rapidement la limite qu’elle s’était fixée. Le commissaire-priseur ne tarda guère à dire « Vendu ! » et le silence se fit immédiatement dans la salle.

— Lot 61 : T.E. Lawrence. Les Sept Piliers de la sagesse…

Un jeune homme apporta solennellement le gros livre et le leva à bout de bras afin de le montrer à toutes les personnes présentes.

— Imprimé en linotypie sur papier bible, deux colonnes au recto uniquement. Relié en marocain, doré sur tranches, dans son étui marbré. Insérées au début, nous trouvons deux feuilles manuscrites ; une dédicace « À Jonathan » signée par l’auteur à Farnsborough, le 18 novembre 1922, et des commentaires écrits au crayon, probablement de la main de Robert Graves. Cet ouvrage très rare est l’un des huit imprimés par l’Oxford Times Press en 1922 à compte d’auteur, dont trois furent détruits par lui-même et trois autres présumés perdus. La mise à prix est de cinq cent mille livres.

À peine eut-il terminé sa description que les enchères débutèrent. Des bruissements d’excitation parcoururent les rangs de l’assistance alors que le commissaire-priseur annonçait des sommes de plus en plus importantes sans reprendre son souffle.

— Six cent mille, j’ai entendu six cent mille… Six cent cinquante mille… sept cent mille…

Nul ne parlait mais, à la table des professionnels et partout ailleurs dans la salle, des doigts se levaient et des têtes s’inclinaient constamment. Puis le commissaire-priseur annonça :

— Huit cent soixante-quinze mille livres.

Et il se produisit pour la première fois une brève pause. Tout indiquait que cette somme était proche des limites que s’étaient fixées de nombreuses personnes. Selon les règles établies, la surenchère minimale s’élevait en même temps que le prix. Ce dernier était désormais si important qu’il fallait à présent proposer cinq mille livres de plus.

— Me propose-t-on huit cent quatre-vingt mille ? s’enquit le commissaire-priseur avec désinvolture.

Seuls Quaritch et un autre libraire répondirent affirmativement. Le commissaire-priseur regarda également sur sa gauche, en direction du transept. De toute évidence, une des personnes qui s’y trouvaient venait elle aussi de surenchérir.

— Me propose-t-on huit cent quatre-vingt-cinq mille livres ?

— Neuf cent mille livres, lança Sondra Sylvester. Dans la salle bondée, sa voix était nouvelle, forte, décidée. Toutes les personnes présentes surent immédiatement que cette femme était habituée à donner des ordres. Le commissaire-priseur lui adressa un signe de tête et un sourire, pour indiquer qu’il l’avait reconnue.

À la table placée devant l’estrade, le représentant de chez Quaritch et en fait mandataire de l’Université du Texas, resta imperturbable… la section des humanités de ce centre universitaire possédait déjà une importante collection des œuvres de Lawrence et devait être disposée à dépenser une fortune pour obtenir cet ouvrage…, mais l’autre libraire lâcha son crayon et se pencha en arrière, avec résignation.

— J’ai entendu neuf cent mille livres. Me propose-t-on neuf cent cinq ?

Il regarda sur sa gauche, à deux reprises, puis annonça :

— Un million de livres.

Un murmure s’éleva de l’assistance. L’homme de chez Quaritch lança avec curiosité un coup d’œil par-dessus son épaule puis écrivit quelque chose sur le bloc-notes posé devant lui et renonça à faire monter plus haut les enchères, ayant atteint la somme maximale fixée par son client. La surenchère minimale s’élevait désormais à dix mille livres.

— Un million dix mille livres, proposa Sylvester. Elle semblait confiante, plus sûre d’elle qu’elle ne l’était en fait. Qui se trouvait dans le transept ? Qui surenchérissait contre elle ?

Le commissaire-priseur hocha la tête.

— J’ai entendu…

Il hésita tout en regardant sur sa gauche, puis ses yeux s’attardèrent dans cette direction pendant quelques secondes. Finalement, il pivota vers Sondra Sylvester qu’il fixa tout en désignant timidement le transept d’un geste de la main.

— J’ai entendu un million cinq cent mille livres, fit-il en s’adressant à elle presque sur un ton d’excuse.

Un sifflement s’éleva de l’assistance. Sylvester sentit son visage se figer et se glacer. Pendant un instant, elle resta paralysée, mais il eût été sans objet de calculer ses possibilités. Elle se savait battue à plates coutures.

— J’ai entendu un million cinq cent mille livres. Me propose-t-on un million cinq cent dix mille ?

Le commissaire-priseur la regardait toujours. Elle ne pouvait bouger. L’homme détourna alors les yeux, poliment, regardant sans les voir les membres de l’assistance dont les yeux brillaient d’excitation.

— J’ai entendu un million cinq cent mille.

Son marteau restait en suspension au-dessus de la table.

— Un million cinq cent mille, une fois… Un million cinq cent mille, deux fois… Un million cinq cent mille, trois fois…

Le marteau s’abattit.

— Adjugé, vendu.

Le public battit des mains, et les crépitements des paumes furent accompagnés de petits cris de joie. Qui applaudissait-on ? se demandait Sylvester avec amertume. L’auteur décédé ou un acquéreur qui dépensait sans compter ?

Des employés emportèrent cérémonieusement la relique. Quelques personnes se levèrent et se dirigèrent rapidement vers la porte, pendant que le commissaire-priseur se raclait la gorge et annonçait :

— Lot 62 : divers autographes…

Sylvester restait assise, comme paralysée. Elle sentait la brûlure des regards rivés sur sa nuque. Malgré sa vive déception elle éprouvait elle aussi de la curiosité, le besoin de savoir qui avait surenchéri. Elle se leva lentement et se dirigea le plus dignement possible vers l’aile latérale. Elle progressa centimètre par centimètre en direction du transept puis s’immobilisa pour attendre patiemment alors que la vente se poursuivait et que l’assistance s’amenuisait. Lorsque tout fut terminé, elle s’avança devant l’aile latérale.

Et elle se retrouva en face d’un jeune homme aux cheveux auburn coupés court, portant sur son costume classique un badge qui le désignait comme membre du personnel.

— C’était vous ?

— Pour le compte d’un client, naturellement. Son accent de la côte Est des États-Unis dénotait une certaine culture. Son visage piqueté de taches de rousseur était agréable et ses yeux possédaient une douceur peu commune.

— Pouvez-vous me divulguer…

— Je regrette, madame Sylvester, mais j’ai reçu des instructions très strictes.

— Vous me connaissez donc ? (Elle le dévisagea et le trouva beau, assez séduisant.) Êtes-vous libre de m’apprendre votre nom ?

Il sourit.

— Je m’appelle Blake Redfield, madame.

— C’est déjà un progrès. Peut-être accepterez-vous de vous joindre à moi pour déjeuner, monsieur Redfield ?

Il inclina la tête, esquissant un semblant de révérence.

— J’en aurais été ravi. Malheureusement…

Elle l’étudia un instant. Il ne semblait aucunement pressé de partir et la soumettait à un examen aussi attentif que celui qu’elle lui faisait subir.

— Dommage, déclara-t-elle. Une autre fois, peut-être ?

— Avec grand plaisir.

— C’est entendu.

Sylvester quitta la salle d’un pas rapide. À l’entrée, elle fit une pause puis demanda à la fille de la réception de lui appeler un taxi. Elle profita de cette attente pour s’enquérir :

— Depuis combien de temps M. Redfield est-il employé ici ?

— Voyons voir…

La bouche en cœur de la fille aux joues rouges se déforma de façon charmante, alors qu’elle mettait sa mémoire à contribution.

— Approximativement un an, madame Sylvester. Mais il n’est pas tout à fait exact de le considérer comme un simple employé.

— Non ?

— Il serait plus juste de dire qu’il a un statut de conseiller. Livres et manuscrits des XIXe et XXe siècles.

— À son âge ?

— Plutôt jeune, pas vrai ? Mais c’est un génie, à en croire les propos que les assesseurs tiennent sur son compte. Ah ! Voici votre taxi.

— Désolée de vous avoir importunée pour rien… Sylvester regarda à peine l’autotaxi noir dont le moteur ronflait contre le trottoir.

— … mais je crois qu’une petite marche me sera salutaire, tout compte fait.

Son pas était décidé. Il lui fallait activer la circulation de son sang chargé d’adrénaline. Elle descendit la rue en direction de Piccadilly puis prit à l’est dans le dédale de Burlington House, avant de traverser l’extrémité de Savile Row et de se diriger vers une boutique de Charing Cross Road, un lieu à la réputation autrefois douteuse mais qui avait au fil des ans été revêtu d’un vernis de respectabilité.

Elle l’atteignit rapidement. Des lettres d’or annonçaient sur la vitrine Hermione Scrutton, Libraire. Elle se trouvait encore à un demi-pâté de maisons du magasin lorsqu’elle vit sa propriétaire sur le pas de la porte. La femme tournait une clé décorative dans une serrure tout aussi décorative, les yeux rivés sur ceux d’une tête de lion en bronze faisant office de heurtoir et contenant le lecteur d’empreintes rétiniennes relié au véritable système d’ouverture.

Le temps que Scrutton eût poussé le battant, Sylvester se trouvait assez près pour entendre la vieille cloche de cuivre montée sur un ressort.

Un instant plus tard, un second tintement salua son entrée. Scrutton émergea d’une allée délimitée par de vieux livres jaunis et effrités, après avoir déconnecté le système d’alarme. Elle évoquait un lutin trapu aux sourcils broussailleux, avec un foulard doré noué dans le col de son ensemble en tweed. Elle était encore caractérisée par l’apparition d’un début de calvitie au sommet de sa chevelure grisonnante clairsemée, de hautes pommettes colorées au-dessus de ses joues au hâle artificiel, et un sourire qui dansait sur ses lèvres carmin en mouvement constant.

— Syl, ma chérie ! Je ne sais que te dire… Ah ! Je suis tellement désolée…

— Allons, Hermione. Je sais que cela te ravit. Si j’avais acheté cet ouvrage, je n’aurais pu me permettre de dépenser un seul penny dans ta boutique pendant les cinq années à venir.

— Mm…, j’avoue que cette pensée m’a effectivement traversé l’esprit. Et j’aurais certainement regretté ta… heu, très élégante présence dans ma modeste… heu, boutique.

Scrutton accompagna ces propos d’un sourire plein d’affectation.

— Mais il n’est pas très difficile de placer les articles vraiment rares, n’est-ce pas ? Mm ?…

— Qui a surenchéri sur moi ? Le sais-tu ?

Elle secoua la tête, imprimant un mouvement de balancier à ses bajoues.

— Je l’ignore. J’étais assise derrière toi et je crains de ne pas avoir vu l’enchérisseur.

— Il n’était pas présent, l’informa-t-elle. C’est un certain Blake Redfield qui le représentait.

Les sourcils de Scrutton imitèrent des ludions, sur son front.

— Ahh ! Redfield. Mm…

Elle se détourna pour chercher quelque chose sur l’étagère la plus proche.

— Redfield, hem ? Tiens donc !

— Hermione, tu te moques de moi et j’estime que c’est une raison suffisante pour jurer d’avoir ta peau au bronzage artificiel.

Ces mots étaient sortis du fond de sa gorge, tel le grondement d’une panthère sur le point de fondre sur sa proie.

— Vraiment ? fit la libraire en pivotant à demi et en haussant un sourcil de guingois. Que vaut pour toi un pareil renseignement ?

— Une invitation à déjeuner.

— Je ne marche pas, si c’est le menu du jour du pub local.

— L’établissement de ton choix. Le Ritz, si tu y tiens.

— Alors, c’est entendu, fit Scrutton en se frottant les mains. Mm… Je n’ai rien mangé depuis le breakfast.

 

*

 

À un moment donné, entre la laitue et les crevettes, rendue prolixe par une demi-bouteille de Moët et Chandon, Scrutton lui révéla que la personne représentée par Redfield n’était autre que Vincent Darlington – et Sylvester en lâcha sa fourchette.

La libraire, dont les cils battaient d’inquiétude, la fixa, bouche bée. Elle la connaissait depuis longtemps mais ne l’avait jamais vue ainsi. Son beau visage s’assombrissait de façon inquiétante et Scrutton craignit qu’elle ne fût terrassée par une attaque. Elle regarda de tous côtés et éprouva du soulagement en constatant que personne n’avait rien remarqué, à l’exception d’un serveur que l’anxiété venait de métamorphoser en statue de sel.

Puis le teint de Sylvester redevint normal.

— Quelle surprise, murmura-t-elle.

— Syl, ma chérie, je ne m’imaginais pas…

— Il a voulu se venger, naturellement. Qu’importe la langue, qu’importe la période, ce cher Vincent ne s’intéresse aucunement à la littérature. Je doute qu’il puisse faire la moindre différence entre les Sept Piliers de la sagesse et l’Amant de Lady Chatterley.

— Hm… certes…

Les joues de Scrutton frissonnèrent, mais elle ne put s’empêcher de lancer :

— Ces deux Lawrence étaient contemporains…

— Hermione, l’avertit Sylvester en la foudroyant du regard.

Rappelée à l’ordre, la libraire se tut.

— Vincent Darlington ne lit jamais et il n’a certainement pas acheté ce livre pour faire un placement. Il en a fait l’acquisition dans l’unique but de m’humilier – parce que je l’ai moi-même humilié dans un tout autre domaine.

Elle se pencha en arrière sur son siège, afin d’essuyer ses lèvres avec sa serviette.

— Vraiment, ma fille. Je comprends parfaitement, murmura Scrutton.

— Non, pas parfaitement, Hermione. Mais je te sais animée de bonnes intentions, et c’est pourquoi je vais placer ma vie, ou tout au moins ma réputation, entre tes mains. Si tu as un jour besoin de me faire chanter, rappelle-toi ce que je vais te dire – cet instant où je fais le serment de prendre ma revanche sur cette larve de Darlington. Même s’il me faut pour cela dépenser toute ma fortune.

— Mm… ah !

Scrutton but une gorgée de champagne, puis posa doucement la flûte sur la nappe.

— Eh bien, Syl, j’espère seulement que tu n’auras pas à en arriver à de telles extrémités.

 

*

 

L’expédition d’un ouvrage valant un million et demi de livres doit s’entourer d’une certaine discrétion et faire l’objet des égards que réclame son bon état matériel. Fort heureusement, les Sept Piliers de la sagesse avaient été imprimés à cette époque depuis longtemps révolue où il était considéré comme naturel que les choses durent longtemps. Blake Redfield n’avait donc qu’à glisser l’ouvrage dans un coffret de polystyrène gris matelassé et trouver un transporteur à même de garantir son stockage à une température et un taux d’humidité contrôlés.

Sur les registres de la Lloyd’s figuraient deux vaisseaux répondant à ces exigences. Ils arriveraient à Port Hespérus à vingt-quatre heures d’intervalle et, s’ils n’atteignaient pas Vénus avant deux mois, aucun appareil n’aurait pu effectuer ce trajet plus rapidement et nul autre départ n’était prévu avant longtemps. Telles étaient les contraintes des voyages interplanétaires. Un cargo baptisé le Roi des Étoiles quitterait l’orbite terrestre dans trois semaines et un astronef de ligne, l’Hélios, partirait plus tard mais suivrait une trajectoire plus rapide. La prudence dicta à Blake de procéder à une réservation sur les deux appareils ; l’astérisque figurant à côté du Roi des Étoiles indiquait en outre que ce vaisseau était en cours de rénovation et que le Bureau spatial ne lui avait pas encore accordé sa nouvelle autorisation de vol.

Blake était occupé à placer des scellés magnétiques sur le coffret, quand une explosion ponctua l’ouverture de la porte de cette arrière-salle de chez Sotheby’s.

La silhouette d’une jeune femme nimbée d’un nuage de fumée se découpa dans le couloir de brique.

— Seigneur, Blake, qu’avez-vous fait ? s’enquit-elle en agitant la main pour dissiper l’odeur âcre.

— J’ai simplement mélangé un peu de chlorate de potassium à du soufre. S’il ne s’était pas agi de vous, ma chère, ce livre de prix aurait été soustrait aux regards et placé dans le coffre avant que l’importun n’ait eu le temps de chasser la fumée de devant son nez.

— N’aurait-il pas été plus simple d’utiliser une sonnerie ou un autre gadget du même genre ? Étiez-vous obligé de détruire le bouton de porte ?

— Il n’a subi aucun dommage. Plus de bruit que de mal. Dans le cas contraire, la peinture de ces murs vénérables en aurait probablement pâti. Mille regrets.

La jeune femme dont les joues évoquaient deux pommes portait une robe de métal modeste et classique. Elfe gagna le bureau et assista à la fermeture de la boîte en polystyrène.

— Ne trouvez-vous pas dommage qu’elle ait perdu les enchères ? Elle a tellement bon goût.

— Elle ?

— La femme qui vous a abordé après la vente. Très belle, compte tenu de son âge. Elle vous a d’ailleurs dit des choses qui vous ont fait rougir.

— Rougir ? Vous possédez une imagination débordante.

— Vous ne savez pas feindre, Blake. Vos taches de rousseur ne sont-elles pas attribuables à des ancêtres irlandais ?

— Mme Sylvester est effectivement une femme séduisante.

— Elle s’est renseignée sur votre compte, ensuite. Je lui ai révélé que vous étiez un génie.

— Je doute susciter son intérêt en tant qu’homme, et je précise qu’elle me laisse indifférent.

— Oh ? Et Vincent Darlington ?

— Il éveille ma concupiscence, fit-il avant d’avoir un rire. Je parle de son argent, naturellement.

Elle cala sa hanche gainée de mailles métalliques contre le dossier du siège, et il put sentir sa chaleur corporelle sur sa joue.

— Darlington est un porc illettré, déclara-t-elle. Il ne mérite pas de posséder ce livre.

— C’est une machination, ourdie par l’ennemi, murmura-t-il.

Puis il se leva brusquement et alla placer la boîte scellée dans le coffre-fort.

— Bien.

Il pivota vers elle, à l’autre bout de la pièce encombrée.

— M’avez-vous apporté le pamphlet ?

Elle sourit. Ses joues roses et ses yeux brillants étaient révélateurs de l’intérêt qu’elle lui portait.

— J’en ai déniché un grand nombre, mais ils se trouvent toujours chez moi. Si vous daignez m’accompagner à mon appartement, je vous ferai découvrir les secrets des prophètes.

Il lui adressa un regard oblique puis haussa les épaules et répondit : – Entendu.

Car c’était un sujet qui le fascinait depuis très longtemps.

 

Point de rupture
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